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Chansons et populäre Musik






Le folk revival en RDA dans les années 1970-1980 :
lieux de tradition et de contestation

par Jean Mortier*

Résumé

Le nazisme, et avant lui les organisations nationalistes, avaient dévoyé le Volkslied (chanson traditionnelle), mis au service, comme du reste toute la Volkskunde (les arts traditionnels), de l'idée « germanique ». Aussi assista-t-on après 1945 à un rejet des « traditions populaires », notamment de la « chanson populaire allemande » (certaines étant d’ailleurs interdites par les Alliés). Il faudra attendre la fin des années 1960 pour qu'en Allemagne de l'Ouest cette tradition « revisitée » ait à nouveau droit de cité, et qu'on commence même à rechanter en allemand, voire même à recomposer des chansons sur des textes allemands.

En RDA, il en alla un peu différemment. Dès le début des années 1950, Wolfgang Steinitz, un grand ethnologue et musicologue, tenta dans un ouvrage qui fera date (Deutsche Volkslieder demokratischen Charakters aus sechs Jahrhunderten) de redonner à la chanson populaire ses lettres de noblesse, en exhumant des textes nourris d'esprit « démocratique » et de révolte.

Néanmoins pendant longtemps, la politique culturelle est-allemande entendit privilégier le chant purement révolutionnaire, le chant ouvrier, et aussi la chanson nouvelle vantant les mérites du socialisme et appelant à la mobilisation des masses en vue de l'édification d'un monde nouveau. Ce n'est que dans les années 1970 que des groupes « folkloriques », surgis un peu partout sur le territoire est-allemand, commencèrent, en s'appuyant très largement d'abord sur l'ouvrage de Steinitz, à se réapproprier la tradition, donnant naissance à un extraordinaire « folk revival ». Les raisons de ce phénomène sont multiples : ancrage « national », encouragé par les autorités, affirmation régionale, voire régionaliste (la Saxe contre la Prusse), mais aussi biais fort commode pour faire entendre, en s'abritant derrière des textes « revendicatifs » des mouvements populaires et en échappant de ce fait à la censure, la voix de la critique, de la contestation, voire de la révolte.



Article


* 1 . En 1974, le jeune Jürgen B. Wolff, 20 ans, assiste à Berlin-Est, lors du quatrième festival de la chanson politique, à un concert de la Sands’ family, célèbre groupe irlandais de musique folklorique et contracte, pour reprendre son expression, une « schwerheilbare Folkloritis », une quasi incurable « folklorite ». Cette affection aiguë a un effet : la création à Leipzig, en janvier 1976, du groupe des « Folkländer ». Trois autres formations voyaient ou avaient vu le jour à peu près en même temps, « Brummtopf » à Erfurt (Thuringe), « Enniskillen » à Greifswald (Mecklembourg), « Jack und Genossen » à Berlin. En juillet se déroule à Erfurt en Thuringe le premier rassemblement des ensembles folkloriques, – ils sont alors dix – le « Krämerbrückenfest ». En octobre, la tenue à Leipzig d’un atelier de musique folk ouvert au public marque, peut-on dire, l’acte de naissance en RDA d’une scène autonome du folk, un mouvement qui se veut indépendant à la fois du Singebewegung [1] officiel chapeauté par la FDJ (« Freie Deutsche Jugend »), l’organisation de jeunes liée au parti dominant, le SED (« Sozialistische Einheitspartei Deutschlands »), et des ensembles folkloriques traditionnels. Les débats portent sur le sens et l’actualité du Volkslied dans la société est-allemande de l’époque.

* 2 . En janvier 1977 se constitue, à l’initiative d’un chercheur en ethnologie musicale, Axel Hesse, le Folklore-Initiativ-Komitee (FINK) dont le but est, entre autres choses, de défendre les intérêts de ces nouveaux groupes auprès des autorités et des pouvoirs publics et de coordonner leur travail. En mai a lieu à Berlin le deuxième atelier de musique folk : le répertoire qui était international à quatre-cinquièmes à Leipzig est désormais allemand aux trois quarts.

* 3 .Né spontanément, le mouvement a très rapidement pris de l’ampleur en dehors d’abord de toutes les procédures habituelles d’autorisation et de contrôle. Comment allaient réagir les autorités ? La réponse à cette question nécessite un retour en arrière; elle demande en effet qu’on s’interroge sur la place que la RDA accorde, et ce dès l’origine, aux traditions populaires, au « folklore » et donc aussi au Volkslied à la fois dans sa politique culturelle et dans la recherche scientifique[2].

* 4 .Après 1945, cultiver les traditions populaires est suspect. Le mot « Volk » a été perverti par l’idéologie nazie (Herrenvolk : peuple des seigneurs). Le nazisme a accaparé, pour servir sa cause, le Volkslied [3] et plus largement le folklore allemand. Aussi l’administration militaire soviétique, la SMAD, n’autorise-t-elle pas immédiatement, en 1945, les associations culturelles, notamment les chorales, qui avaient fleuri, durant le Troisième Reich, dans les villes et les villages, à poursuivre leur activité. Les alliés interdisent une chanson aussi populaire et ancienne (son origine remonte au 18e siècle) que « Schwarzbraun ist die Haselnuss », parce que les nazis en avaient détourné le sens, et que les soldats de la Wehrmacht l’entonnaient souvent lorsqu’ils marchaient au pas dans les villes des pays occupés :

" Schwarzbraun ist die Haselnuss
Schwarzbraun bin auch ich
Schwarzbraun muss mein Mädel sein
Gerade so wie ich "
[4]



* 5 . Des chansons populaires aussi anodines que « Wenn alle Brünnlein fliessen, » ou « Grüss Gott, du schöner Mai » sont elles aussi discréditées, moins par leur contenu que par le contexte dans lequel elles ont été chantées.

* 6. Personne n’ose après 1945 se dire « Volksmusiksänger » (« chanteur folk »). En RFA, – bien davantage qu’en RDA – le terme même de Volksmusik (« musique folk ») est quasiment proscrit. C’est ce que, vers la fin des années soixante, Franz Josef Degenhardt exprime dans une de ses chansons :

" Ja, wo sind die Lieder, unsere alten Lieder…

Tot sind unsere Lieder, unsere alten Lieder,
Lehrer haben sie zerbissen,
Kurzbehoste sie verklampft,
Braue Horden totgeschrieen,
Stiefel in den Dreck gestampft.
[5]"



* 7 . On aura donc recours au terme anglais ou anglo-américain de « folksong ». Mais l’anathème ne frappe pas seulement le mot. Chanter en allemand après la guerre est mal venu : l’essentiel du répertoire sera d’abord étranger : anglais, anglo-américain surtout, français aussi pour une part. Ce n’est qu’en 1967 que l’éditeur d’un Songbuch (« recueil de chansons ») pensera pouvoir enfin écrire : « In Deutschland gibt es wieder Lieder » (« En Allemagne il y a de nouveau des chansons »). [6]

* 8 . En RDA non plus le rapport aux traditions populaires n’est pas simple. Si au tout début, l’administration militaire soviétique interdit donc les chorales dont le répertoire est marqué par ces années de nazisme, celles-ci ne tardent pas néanmoins à renaître, mais dans le cadre des organisations de masse comme le syndicat ou la FDJ. Dès 1945 les services allemands de la zone d’occupation soviétique mettent en place des secrétariats à l’art populaire dont la fonction est d’encourager les activités d’amateurs et le « travail culturel de masse » calqué sur le modèle soviétique.

* 9 .Vis-à-vis de la culture populaire, du folklore, la politique est-allemande est double, faite à la fois d’acceptation – car le régime se veut lié au peuple (volksverbunden), et se doit donc de respecter et de cultiver ce qui émane de lui – et en même temps de rejet lorsque ces traditions sont perverties par l’idéologie nazie ou considérées comme rétrogrades.

* 10 . Dans le roman de Hermann Kant Die Aula[7], on trouve le témoignage de cette attitude ambivalente : un jeune étudiant émet des doutes sur le caractère progressiste de certains Volkslieder qui figurent au répertoire de l’ensemble choral qu’il anime, une chorale au sein de laquelle – comme au sein de beaucoup d’autres sans doute – plusieurs traditions se perpétuent, celle du (Jugendbewegung [8]), celle du mouvement des oiseaux migrateurs (Wandervogel[9]) d’avant 1914, celle aussi des chorales ouvrières de la république de Weimar. Le répertoire est en effet composé aussi bien de chants traditionnels allemands que de chants populaires russes, de chants révolutionnaires, de chants soviétiques, de chants antifascistes, ou encore de ces nouvelles chansons créées pour les besoins de la construction du socialisme (Aufbaulieder).

* 11 .Mais l’immédiat après-guerre est aussi marqué par l’irruption – essentiellement par le biais de la radio – de nouveaux modes musicaux, jazz, boogie-woogie, be-bop, swing dont les jeunes surtout vont aussitôt s’emparer, contribuant ainsi à une mutation profonde des goûts. Glenn Miller triomphe avec « Chattanooga Choo Choo » de Harry Warren et Mack Gordon ; à l’Est l’un des orchestres en vogue est le Walter Dobschinski Swing Band qui se produit sur la radio RBT (RadioBerlin Tanz-Orchester).

* 12 .Mais à la fin de la décennie et surtout au début des années cinquante, tout change. Sur les ondes, la guerre des musiques fait rage. Au nom de la défense de la culture allemande, des valeurs et de l’identité nationales, la RDA s’attaque aux « rythmes décadents du boogie woogie » [10], et de façon générale à la « barbarie culturelle américaine », la culture du coca cola et du chewing gum. Le nouveau directeur de la section musique de Radio Berlin, Helmut Koch, interdit tous les titres en anglais. En 1950 et 1951, les autorités sonnent la charge contre le formalisme en art et jettent l’opprobre sur toutes les formes d’art « décadentes », « cosmopolites » et « étrangères au peuple » volksfremd ou volksfeindlich – un vocabulaire qui rappelle fâcheusement celui utilisé quelques années auparavant). Le modèle soviétique s’impose et on encourage à toute force le mouvement amateur Laienkunstbewegung). En août 1951, à l’occasion du festival mondial de la jeunesse, se constituent, sous l’égide de la FDJ ou des entreprises d’État, des groupes de danse et de chants ayant notamment pour fonction d’animer les fêtes de villages ou fêtes d’entreprise[11]. En 1953, lors du congrès sur la Volkskunde à Berlin-Est, le grand ethnologue et musicologue Wolfgang Steinitz estime que :

" Le peuple travailleur des ouvriers et des paysans a été jusqu’alors privé pratiquement de l’accès à notre riche culture nationale. L’industrie culturelle capitaliste a tout mis en œuvre pour diffuser une pseudo-culture facilement comestible, littérature, films de gangsters, musique boogie-woogie etc. Les formes d’art qui parlent le mieux aux gens simples et dans lesquelles ceux-ci s’expriment le mieux, ce sont, comme nous avons pu l’observer ces dernières années, la poésie et la musique populaires qui sont des créations du peuple travailleur lui-même" [12]



* 13 . Persuadé que le peuple est-allemand est déjà différent de celui de l’Ouest, il adresse le 22 novembre 1953 une lettre à la direction berlinoise du SED dans laquelle il suggère que les berlinois de l’Ouest ne soient autorisés à franchir le seuil des salles de bals qu’accompagnés de détenteurs de cartes d’identité est-allemandes : à cette époque en effet – et ce jusqu’au début des années soixante – il est interdit en RDA de danser « offen », c’est-à-dire sans se tenir enlacé.

* 14 .Aussi n’est-il pas mal venu de continuer à cultiver une certaine tradition du Volkslied, d’autant que pour l’occupant soviétique, la chanson populaire fait intrinsèquement partie de l’héritage culturel d’un peuple. Les recueils de chants populaires (Chorbücher) publiés au début des années cinquante, que ce soit pour les écoles ou les chorales de la FDJ font donc une large place à la chanson populaire traditionnelle. On a pris toutefois pris soin de les expurger de tout ce qui pourrait encore nourrir l’esprit nationaliste. Ils sont aussi augmentés de nouvelles chansons qui appellent à la paix, à l’amitié entre les peuples et au progrès social.

* 15 .La réhabilitation de la Volkskunde et le renouveau des recherches sur le Volkslied en RDA sont étroitement associés au nom de Wolfgang Steinitz, à qui est confiée, en 1951, la direction de la commission chargée de poursuivre ce type de recherches au sein de l’Académie des sciences. La Volkskunde[13] , devenue, comme il le soulignera en 1953, lors d’une conférence, « une plateforme pour l’idéologie nazie du sang et du sol ainsi que pour la pensée raciste, un lieu où l’arrogance et l’agressivité se déchaînaient à l’égard des peuples voisins » [14] devait reposer désormais sur « l’étude de la culture matérielle et spirituelle du peuple travailleur ». Les 3 et 4 mai 1952 s’était tenue une réunion de travail de ladite commission sur le thème suivant : « Notre tâche en matière de recherche sur le Lied allemand en RDA ». L’orientation donnée à ces recherches avait été dessinée quelques jours plus tôt par l’ethnologue soviétique S.A. Tokarev lors d’un colloque sur la Volkskunde à l’Université de Berlin. Il avait alors rappelé – dans le droit fil de Jdanov – la théorie léniniste des deux cultures, la culture bourgeoise dominante et la culture – en devenir – démocratique et socialiste.

* 16 .Même si Steinitz ne partageait pas entièrement l’idée réductrice et passablement simpliste selon laquelle la culture des masses populaires exploitées est globalement progressiste et la culture des couches dominantes globalement réactionnaire, il n’en était pas moins conduit, dans son approche de la culture musicale populaire, à procéder à un tri dans le répertoire chanté pour n’en retenir que les éléments humanistes et progressistes et donc aussi utiles pour le présent. Dans la mesure où le peuple était vu comme sujet de l’histoire et facteur de progrès social, il convenait de se pencher en priorité et même exclusivement, sur l’étude du répertoire (Liedgut) démocratique et révolutionnaire et d’en suivre les divers avatars et les multiples variations à travers l’histoire. Steinitz pose donc clairement les bases de cette nouvelle approche lorsqu’il écrit : « les objectifs du travail scientifique sont désormais clairement définis : nous nous sommes donnés pour tâche de mettre au centre de nos recherches le répertoire contestataire et révolutionnaire des ouvriers, des paysans et des soldats ». Le gigantesque travail entrepris débouche sur la publication en 1954 d’un premier ouvrage, puis en 1962 d’un second, dans lesquels sont étudiées la genèse et l’histoire de 299 Volkslieder[15] . C’est dans ces Deutsche Volkslieder demokratischen Charakters aus sechs Jahrhunderten (« Six siècles de chants populaires allemands à caractère démocratique »), que de nombreux groupes folkloriques à l’Est comme à l’Ouest iront puiser dans les années 1970-1980.

* 17 . Seront donc retenus comme étant de vrais Volkslieder ceux dans lesquels s’exprime la lutte des serfs contre les féodaux, des ouvriers contre les capitalistes, des exploités contre les exploiteurs, des recrues contre les agents recruteurs ou des simples soldats contre les officiers qui les commandent. Pour Steinitz, le Volkslied se définit aussi par la « contribution » que le « peuple travailleur » y a apportée. Pour juger du caractère « populaire » d’une chanson, il conviendra de se pencher sur sa transmission (la transmission orale étant privilégiée), sa réception, son mode d’assimilation, afin de voir, comment à travers les variantes d’un texte, le peuple en lutte, s’affranchissant du modèle initial, a su l’adapter aux circonstances et s’en servir comme d’une arme, selon ses besoins du moment. C’est ce que Steinitz appelle le « rôle actif et combatif du peuple dans sa création artistique »[16]. Convaincu, en bon marxiste qu’il est, que le peuple travailleur est « la force décisive de l’évolution historique », Steinitz argumente non seulement en historien et théoricien, mais aussi en tant qu’ homme politique : de même que Marx pensait que la théorie acquiert une force matérielle quand les masses s’en emparent, de même Steinitz pense, dans le contexte des années cinquante, que le Volkslied « progressiste » peut retrouver une actualité et redevenir, aux mains des classes laborieuses, « fonctionnel », « operativ », comme disait Brecht.

* 18 .C’est bien là aussi le sens donné à la création au sein de l’Académie des Arts d’un Zentralarchiv des Arbeiterliedes (« archives centrales de la chanson ouvrière »), dont la responsabilité sera confiée à Inge Lammel [17]. Il faudra attendre néanmoins les années 1970 et 1980 pour que la pensée de Steinitz se vérifie sur le terrain. Ce sera lorsqu’en République Fédérale les Protestlieder accompagneront les luttes politiques et sociales. Mais ce sera aussi, un peu plus tard en RDA, lorsque, par une ruse de l’histoire, les « folkies » iront puiser dans ce même répertoire pour critiquer ou contester le pouvoir en place.

* 19 . Le mouvement folk de RDA connaît son véritable essor un peu plus tardivement que celui de République Fédérale. Dès le milieu des années soixante en effet, après les années de silence de l’ère Adenauer, on assiste en Allemagne de l’Ouest à un renouveau du chant. Une poignée de chanteurs commence – après avoir fait, avec Pete Seeger ou Bob Dylan, le détour par le folksong anglo-américain – à se réapproprier de vieux chants allemands largement tombés dans l’oubli, chants de la révolution de 1848 ou des luttes ouvrières. Ces chansons, ils les trouvent pour l’essentiel dans le « grand Steinitz » – comme on appelle alors, pour faire court, cet ouvrage monumental –, mais ils vont aussi les chercher, fidèles en cela à la démarche de Steinitz, dans des recueils plus anciens, par exemple le Deutsche Volksstimme, paru aux alentours de 1830, ou encore le Republikanisches Liederbuch , de Hermann Rollet, paru en 1848, mais mis à l’époque presque aussitôt au pilon. Dans ces recueils figurent des textes d’auteurs dits du " Vormärz "[18] de Freiligrath, de Dingelstedt, de Fallersleben, de Herwegh, de Brennglas (Adolf Glaßbrenner de son vrai nom), de Löwe et d’autres aujourd’hui oubliés.

* 20 .C’est à partir d’un lieu mythique que le mouvement va prendre son envol : ce lieu mythique, où vont se rencontrer la première génération de chanteurs allemands, Walter Mossmann, Franz Josef Degenhardt, Peter Rohland et d’autres, c’est Burg Waldeck dans les monts du Hunsrück qui a été entre les deux guerres, poursuivant en cela la tradition du mouvement des « oiseaux migrateurs » (Wandervogel) d’avant 1914, la Mecque de la nouvelle chanson et un centre international de folklore. Qu’entend-on à Burg Waldeck ? Fasia Jansen chanter en allemand « Blowing in the wind » de Bob Dylan, mais aussi de plus en plus des chants allemands d’inspiration démocratique ou de protestation sociale. Outre les chants traditionnels interprétés par Peter Rohland (chants démocratiques, chansons yiddishs, ballades de vagabonds), on y entend des Protestlieder, chansons contestataires et engagées, critiques de la réalité politique et sociale, dont les auteurs s’appellent Degenhardt, Süverkrüp, Hannes Wader. Dans les années soixante-dix, la chanson se fait moins directement politique avec Liederjan, Fiedel Michel, Zupfgeigenhansel, Lilienthal, Elster Silberflug. Le mouvement alternatif connaît alors son heure de gloire et les festivals folk se multiplient, souvent en plein air.

* 21 . Au milieu des années soixante, naît en RDA un mouvement similaire à celui qui se développe en RFA. En 1965, la chanson protestataire américaine, dont l’écho parvient à l’Est essentiellement par la radio, pousse en effet spontanément des étudiants et de jeunes travailleurs à organiser des soirées de lecture et de chants. À Berlin-Est, on se presse aux rencontres hebdomadaires du club Hootenanny [19] qu’a créé et qu’anime, dans une arrière-salle du cinéma International sur la Karl-Marx-Allee, le chanteur canadien Perry Friedmann, le « Pete Seeger des pauvres ». Tout comme à Burg Waldeck on y entend du jazz, des chants yiddish, des couplets satiriques tirés du « grand Steinitz », mais aussi des chansons de Wolf Biermann, qui n’a déjà plus le droit de se produire en public.

* 22 . Alors les autorités interviennent. En 1967, la direction de la FDJ du Bezirk de Berlin impose un changement de nom et de style. Le club Hootenanny est rebaptisé « Oktoberklub » et placé sous la tutelle de cette organisation. Le répertoire est totalement remanié. Lors des manifestations officielles, les jeunes doivent se présenter en chemise bleue et chanter des chansons conformes à la ligne du parti.

* 23 . Néanmoins les nombreux clubs de chants qui se créent alors sur tout le territoire est-allemand dans le cadre de la FDJ témoignent que cette activité rencontre un succès certain parmi une fraction de la jeunesse est-allemande. Celle-ci trouve là en effet l’occasion d’avoir une pratique musicale commune échappant à la routine des chorales traditionnelles, de pratiquer des instruments comme la guitare, considérée jusque-là un peu comme la marque de l’individualisme bourgeois, de jouer sur d’autres rythmes que les rythmes obligés et convenus et aussi de créer, sur des textes nouveaux, son propre répertoire. Certes ces textes, écrits sous le regard bienveillant autant que vigilant de conseillers dûment mandatés pour le faire, n’avaient rien pour déplaire au régime en place (éloge et illustration du socialisme réellement existant) mais ils n’étaient pas non plus décalés par rapport aux convictions du moment de ces jeunes (contre la guerre, pour la solidarité avec les peuples opprimés). C’est du sein même de ce mouvement qu’émergera toute une génération de chanteurs qui manifesteront au milieu des années soixante-dix le désir de s’affranchir de cette tutelle pour laisser plus d’espace à leur esprit critique. Enfants de la « zone », ils n’étaient certes pas à priori hostiles à ce régime qui faisait de la culture un des axes de sa politique, mais ils savaient aussi que celui-ci ne rendait pas la vie facile à bien des acteurs culturels.

* 24 . C’est dans ces formations de chanteurs de la FDJ que les pionniers est-allemands du folk se rencontrent, apprennent à se connaître et font leurs premières armes. La période était favorable pour sortir des sentiers battus : la politique culturelle se voulait plus ouverte, le 10e festival mondial de la jeunesse (1973) était pour les jeunes de RDA une immense bouffée d’air ; elle leur donnait une fantastique occasion de côtoyer des jeunes venus du monde entier et de s’ouvrir à d’autres cultures. Après avoir découvert le répertoire irlandais, créé le groupe Folkländer et remis à l’honneur le répertoire allemand, Jürgen B. Wolf fonde en 1979 à Plauen en Thuringe un autre groupe de musique folk, Landluper, qu’il installe dans les caves, restaurées par ses soins, d’un ancien château, le Malzhaus. Ce Malzhaus allait devenir l’un des lieux majeurs de la scène folk de RDA. Quant à Landluper, il est aujourd’hui encore à l’Est l’un des groupes favoris du public.

* 25 .Car le Singebewegung qui a connu une phase d’euphorie s’est essoufflé, il souffre du contrôle idéologique qui pèse sur lui et de la perte de crédibilité du parti, de ses mots d’ordre et de ses slogans : le fossé entre les textes et la réalité s’est accru. Ces jeunes, qui avaient trouvé dans les « clubs de chants » un moyen d’expression, enregistrent avec consternation une désaffection croissante du public à leur égard. Ils sont nombreux alors à ne plus participer aux activités de leur club de chant.

* 26 . En même temps, vers le milieu des années soixante-dix, la musique folk, surtout irlandaise, qui avait commencé par conquérir la Germanie occidentale, franchit le mur et conquiert l’autre partie de l’Allemagne [20]. Ce folklore haut en couleurs, si loin de certaines fioritures romantiques du Volkslied , Ce folklore haut en couleurs, si loin de certaines fioritures romantiques du Volkslied, des textes soigneusement raisonnés du nouveau répertoire et des programmes édifiants vantant les succès d’aujourd’hui et surtout de demain, dans lequel puisent les chorales scolaires, celles de la FDJ ou d’ensembles amateurs, enchante et fascine par son côté rustique, sauvage, plébéien, par ses accents rebelles. Passée la phase d’imitation, les fans de musique irlandaise vont chercher l’équivalent dans la musique populaire allemande. Mais où ? Mais comment ? En RFA, il existait déjà des groupes qui exploraient cette voie et dont on réussissait non sans mal, à se procurer à l’Est certains enregistrements, copiés sur de mauvais supports : Liederjan, Wader, Kammacher & Schöntges. Dans les recueils disponibles en revanche, on ne trouvait rien de comparable à « The Wild Rover » ou « Enniskillen Dragoons ». D’où allait venir le salut ? De ce « grand Steinitz » que Jürgen B. Wolf déniche chez un bouquiniste. Wolf associait le Volkslied jusque-là à des chansons gentillettes de sa région d’origine, le Vogtland. L’ouvrage est donc pour lui une véritable révélation. Pourquoi donc ces chansons n’étaient-elles pas plus largement diffusées dans « notre premier État socialiste sur le sol allemand » alors qu’elles étaient la parfaite illustration de ce qu’on inculquait aux élèves dans les cours d’instruction civique : que de tout temps le peuple est opprimé, mais qu’aussi sa faculté créatrice est immense.

* 27 .Le Steinitz allait devenir la bible des folkies , une mine pour eux de chants simples, pleins de vigueur et d’âpreté, offrant une alternative aux Schlager de Heino et Herbert Roth.

* 28 .Mais les autorités politiques ne sont guère ravies que ces jeunes qui s’étaient rencontrés dans les clubs de chants ou les fêtes publiques prennent des initiatives échappant à leur contrôle. Dès septembre 1977, le Comité Central du SED prend par voie de décret, des mesures en vue de « défendre et de promouvoir l’activité artistique populaire » ; celles-ci prévoient la mise en place de cinq centres régionaux de folklore Zentren zur Folklorepflege im künstlerischen Volksschaffen ») d’ici 1978 (Erzgebirge/Vogtland, Thuringe, Mecklembourg, Harz, Lusace sorabe), visent à inciter radio, télévision et maisons de disques à faire une place accrue au Volkskunst, stipulent enfin qu’il faut veiller au « contenu idéologique » et à la qualité artistique de cet art populaire [21]. En juin, le ministère de la culture fait valoir qu’il existe des institutions en mesure d’abriter et de prendre en charge ces nouvelles formes artistiques. Le FINK est dissous et les ensembles folkloriques regroupés au sein d’une « Zentrale Arbeitsgemeinschaft Musikfolklore » (ZAG), dix-septième section du « Zentralhaus für Kulturarbeit » (« Maison centrale pour le travail culturel »). Cette reconnaissance officielle ne comporte pas que des désavantages : elle offre à ces groupes, qui, pour critiques qu’ils soient, ne recherchent pas à cette époque la confrontation avec le pouvoir et entendent simplement être la voix d’« en bas » dans une RDA qu’ils croient encore amendable, plus de facilités pour se produire en public ainsi que le gage d’un soutien financier. La mise en place de cette structure ne prendra néanmoins effet qu’au bout de cinq ans. Durant ce temps, les groupes folkloriques qui bénéficient assez fréquemment du soutien des administrations municipales et des sections locales de la FDJ jouissent en réalité d’une large autonomie, se dispensent parfois de requérir les autorisations en principe nécessaires, même si, on le verra, ils font, ici ou là, et de façon croissante, l’objet d’interdiction et de mesures de censure.

* 29 .Le mouvement gagne en ampleur : en octobre 1978 se déroule à Leipzig une journée du folklore où se produisent Wacholder, Folkländer et le groupe Liedehrlich (un groupe créé par un chanteur qui allait avoir, à partir de 1985, les pires démêlés avec les autorités, Stefan Krawczyk). En juin 1979, se déroule durant trois jours à Berlin un festival de chansons et de danses en plein air. En 1981 a lieu le deuxième festival central de musique folklorique. 21 groupes y participent, dont beaucoup de nouveaux : Landluper, Sandkorn, Schlendrian, Tonkrug, Rumpelstolz. En 1986, le mouvement folk compte 120 groupes dont 23 à Leipzig, 33 à Berlin, 4 à Erfurt, 4 à Halle, mais il est représenté dans à peu près toutes villes, à Halbertstadt, Magdeburg, Rostock, Plauen et bien d’autres encore.

* 30 . Les responsables du parti et les autorités centrales avaient néanmoins un œil sur le mouvement. En juin 1979, lors du Krämerbrückenfest d’Erfurt (la Stasi possède un poste d’observation juste à l’entrée du pont, en haut d’une maison à pignon), le groupe Liedehrlich de Gera n’est pas autorisé à se produire, au motif qu’est inscrite à son répertoire « Schnützputzhäusl », chanson satirique de Hoffmann von Fallersleben :

" Der deutsche Philister, der deutsche Philister,
der bleibt ein Mann,
auf den die Regierung vertrauen kann,
der passet zu ihren Beglückungsideen,
Der lässt sich alles gutwillig geschehen

Was schön und erhaben, was wahr ist und recht,
Der kann es nicht leiden, das findet er schlecht.
So ganz wie er selbst ist, so kläglich, so gemein,
Hausbacken und ledern soll alles sein "
[22]



* 31 . La multiplication de folk festivals spontanés au début des années quatre-vingt ne semble pas plaire aux « fonctionnaires » du parti et à la Stasi, qui jugent nécessaire de mettre fin à ces « festivals sauvages », sortes de petits Woodstock du folklore. En 1981, le festival en plein air de Friedrichswalde est interdit, tout comme celui de Berlin, la même année. Raison invoquée : non respect des règles d’hygiène. Mais les interdictions frappent d’autres manifestations ou projets de spectacles. En 1981, les autorités censurent le spectacle « Folkhochzeit » (noce folk) conçu par les groupes Landluper et Quitlinga de Jens-Paul Wollenberg. En 1982, elles invoquent un mauvais état du bâtiment pour fermer, en dépit des nombreuses protestations, le « Malzhaus » de Plauen. Une semaine d’adieu est organisée, au cours de laquelle on entend de nombreux Malzhauslieder critiques, écrits et composés par Wolff/Kross, Notentritt et Jörg Kokott. La maison ne sera rouverte que le 31 mars 1990 avec un statut de « centre culturel autonome ». En 1982, le Zentralhaus für Kulturarbeit s’oppose au projet d’opéra folk « Die Boten des Todes », d’après Grimm, au motif que celui-ci serait inabouti artistiquement (künstlerische Ungereiftheit). En réalité les textes pèchent aux yeux des autorités par excès de dérision.

* 32 .Le conflit avec les autorités éclate en 1985 lorsque celles-ci décident de transférer à Illmenau, autrement dit de reléguer à la campagne, les journées du folklore afin qu’elles échappent aux « influences délétères » (« Feindlich-negative Einflüsse ») de la grande ville, de Leipzig. Les principaux groupes de folk music boycottent la manifestation.

* 33 . Pourquoi ces manifestations de chansons folkloriques et folk festivals plongent-elles les autorités dans l’embarras ? Jürgen B. Wolf en résume la raison :

" Le Volkslied nous a permis, pour exprimer les choses de façon un peu pompeuse, de nous exprimer en un temps où nous étions condamnés au silence. Biermann n’était plus là, mais nous, nous étions toujours présents. Entourés de censeurs… Calme plat imposé. Contre lequel on pouvait, mieux que tout, partir en guerre avec une arme aussi anodine que le Volkslied. Personne ne risque alors se voir reprocher d’écrire des poèmes subversifs. Car le Volkslied était le chant des masses opprimées. C’était en quelque sorte mettre le ver dans le fruit."



* 34 .En 1982, le Leipziger Folksblatt s’amuse à reproduire dans son deuxième cahier une citation du philosophe Moisseïv Kagan. Celui-ci, se faisant sans doute sur le plan théorique le relais du pouvoir politique, prenait en effet, dans son Ästhetik (1982) le strict contre-pied de Steinitz en déclarant mort et inactuel le folklore [23].Or, c’est exactement l’inverse qui se produit. Jamais l’actualité du folklore, sa modernité pourrait-on dire, n’a été en effet aussi grande.

* 35 .De fait le potentiel de raillerie contenu dans certains Volkslieder va rapidement être utilisé comme arme, comme instrument de critique politique et sociale. En interprétant ou souvent en réinterprétant de vieilles chansons, ces groupes trouveront le moyen idéal de parler de l’actualité, un moyen d’autant mieux adapté que les autorités n’ont pour ainsi dire pas de prise sur des textes dont le régime revendique l’héritage et qui font par conséquent l’objet de publications officielles : n’incarnent-ils pas en effet la tradition démocratique et populaire, progressiste et révolutionnaire dont se réclame la RDA ?

* 36 .Quant à l’auditeur, il n’aura souvent aucun mal à établir un parallèle avec la réalité existante. Ce sont des chansons de compagnons qui refusent toute autorité, des ballades de rebelles et de brigands, des chansons antimilitaristes aussi. En septembre 1978, la RDA introduit l’enseignement militaire dans les écoles (9e et 10e classes). Le répertoire des groupes s’enrichit alors de chansons du 18e et 19e où le simple soldat se plaint de la misère des casernes, gémit sur les horreurs de la guerre, dénonce la brutalité des supérieurs. Lorsque les groupes entonnent « Ich bin Soldat, doch ich bin es nicht gern » (« Je suis soldat, mais je n’aime pas ») ou bien « O König von Preussen, du grosser Potentat » (« Ô, Roi de Prusse, grand potentat »), autant de chansons figurant dans « Le Steinitz », le public manifeste bruyamment son enthousiasme par des trépignements prolongés.

* 37 .Sont particulièrement appréciés aussi les chants du Vormärz et de la révolution de 1848, le « Bürgerlied » par exemple, tout simplement parce que le terme de « Bürger » (Citoyen) n’était vraiment usuel en RDA que dans la bouche d’un policier interpellant un contrevenant (« eh Bürger ! »). Le « Badisches Wiegenlied », (une berceuse badoise), est également populaire avec son refrain « Schlaf, mein Kindchen, schlaf » (« Dors, mon enfant, dors ») ainsi que d’autres chansons composées sur des textes de Hoffmann von Fallersleben. Car ce dernier n’est pas seulement l’auteur de ce « Deutschland, Deutschland über alles » dont les nationalistes surent si bien dévoyer le sens [24], il est aussi l’auteur et l’éditeur de poèmes politiques (Zeitkritische Lieder) qui coûteront à son auteur son poste de professeur à Breslau, les autorités de l’époque les ayant jugés « nuisibles à l’État ».

* 38 .Parmi les textes de Hoffmann von Fallersleben les plus prisés, il y a celui-ci :

" Bessere Tage, mindre Plage
Werden nie dem Staat zuteil
Sagen darf man nicht das Rechte,
Ohne Tadel bleibt das Schlechte
Und das Kranke wird nicht heil.

Wer es waget und saget
Wie es ist und könnte sein,
Gilt für einen Staatsverbrecher,
Und man sperrt den armen Schächer
Endlich allergnädigst ein"
[25]



* 39 .De Steinitz, les folkiesont également retenu que le Volkslied loin d’être figé et en quelque sorte stérilisé dans un texte et une mélodie, était un genre évolutif, susceptible de constantes adaptations en fonction des nécessités du moment. C’est ce qu’ils vont faire eux-mêmes en puisant, comme dans un coffre à jouets, dans le « Steinitz ». Leur pratique se situe aux antipodes de celle qui eût visé à faire revivre la culture traditionnelle et disons « germanique » du chant. Il leur arrive fréquemment d’actualiser les textes par des ajouts, de varier aussi les mélodies afin de rompre les habitudes auditives et forcer ainsi l’attention de l’auditeur.

* 40 .En 1984, les autorités saisissent le cahier consacré aux Zeitkritische Lieder de Fallersleben publié, à l’occasion du 111e anniversaire de la mort de l’auteur (façon de se moquer des ces anniversaires que la RDA ne cesse de célébrer) en invoquant une « Unausgewogenheit » (manque d’équilibre).

* 41 .Impossible ici de citer tous les textes de Volkslieder que les groupes ne manquèrent quasiment jamais, assurés qu’ils étaient du succès, de faire figurer au programme de leurs concerts. Le plus populaire d’entre eux fut sans doute « Die Gedanken sind frei » (« Les pensées sont libres »). Car s’il est un Volkslied dont la réception, l’utilisation et la fonction viennent à l’appui de la définition que Steinitz donne du genre, c’est bien celui-là :

" Die Gedanken sind frei
Wer kann sie erraten ?
Sie fliehen vorbei wie nächtliche Schatten,
kein Mensch kann sie wissen,
kein Jäger erschiessen
Die Gedanken sind frei "
[26]



* 42 .Apparu aux alentours de 1800, d’un auteur inconnu, ce texte – dont on trouvait du reste la première version chez Walther von der Vogelweide (« Die Gedanken sind ledig frei ») fut d’abord diffusé sous forme de feuilles volantes en Allemagne du Sud. Brentano le recueille dans Des Knaben Wunderhorn Le cor merveilleux de l’enfant), mais en le réinterprétant dans un esprit romantique : il en fait un duo entre un prisonnier et sa belle (« Lied des Verfolgten im Thurm »). On le retrouve dans une anthologie suisse vers 1810 (Lieder der Brienzer Mädchen), puis en 1842 dans un recueil de Volkslieder silésiens. Gustav Mahler le met en musique en 1888-1890. La chanson est interprétée à Newport en 1966 en même temps qu’un autre chant allemand « Die Moorsoldaten ». Puis les groupes folk est-allemands s’en emparent dans un but évident. En 1985 enfin, Ingo Barz, auteur-compositeur-interprète de Mecklembourg, en fait une nouvelle adaptation qui deviendra, à l’automne 1989, dans cette partie d’Allemagne de l’Est du moins, une sorte d’hymne de la révolution pacifique :

" Ich denk mir ein Haus ohne Reimen und Noten
wo keinem das Aus-und Eintritt verboten
Die Türen stehen offen für alle, die hoffen
Wer will komm herbei
Die Gedanken sind frei "
[27]



* 43 .Le groupe Wachholder a, quant à lui, choisi une version datant de 1871, une version dont le caractère politique est plus nettement marqué encore, puisqu’elle fait écho à la Commune de Paris dans les strophes suivantes :

" Ja, weg mit Meistern und mit Pfaffen,
Kaiser, König solln sich raffen,
ja weg, wer kommandieren will.

Denn wir sind alle freie Leute.
Die ganze Welt gehört uns als Beute.
Ja, also ist es gut und recht "
[28]



* 44 .Dans les toutes dernières années de la RDA, les textes choisis servent souvent de support à des revendications immédiates, telle cette chanson alsacienne :

" Der Hans im Schnackeloch
Kann reisen, wie er will
Wohin er will, da darf er nicht,
Wohin er darf, da will er nicht "
[29]



* 45 .Après les élections truquées de mai 1989, c’est une variante de ce Volkslied qui fait les délices du public :

" Der Hans im Schnakeloch
Kann wählen, wie er will
Und wen er wählt, den kennt er nicht,
Und wen er kennt, den wählt er nicht "
[30]



* 46 . Le folk est aussi un facteur de rapprochement culturel entre les deux Allemagnes. Pour la première fois, chanteurs de l’Est et de l’Ouest chantent la même chose par-delà le limes, sans se connaître ni se rencontrer. L’existence d’une nation culturelle commune se manifeste à travers ce répertoire qui passe outre aux différences idéologiques. Alors que, sur les cartes et les plans, l’autre côté de l’ancienne capitale était réduit à une page blanche, qu’il existait désormais, selon le discours officiel, deux nations allemandes distinctes, et que, pour la majorité des citoyens est-allemands, la liberté de circuler était un vain mot, il suffisait aux groupes de puiser dans le stock de chansons de compagnonnage pour chanter au contraire l’unité de la nation et revendiquer en même temps la liberté de voyager : à la fin de leurs concerts, les groupes chantaient fréquemment une vieille chanson à boire des compagnons du tour d’Allemagne, sûrs qu’ils étaient de remporter dans les clubs de jeunes ou les clubs d’étudiants un franc succès auprès d’un public enthousiaste qui reprenait alors en chœur :

" In Lübeck hab ich es angefangen
Nach Hamburg stand dann mein Verlangen
Das schöne Bremen hab ich längst gesehen
Denn unser Handwerk, das ist verdorben"
[31]



* 47 .En 1984, Le Hinstorff Verlag publie un recueil de chants en bas-allemand Niederdeutsches Liederbuch. Volkstümliche Lieder aus 5 Jahrhunderten . L’éventail des chansons est très large, dépassant le cadre méthodologique fixé par Steinitz. Une seule restriction est imposée à l’auteure du recueil, Heike Müns : le mot Dieu ne devra figurer que trois fois dans les textes choisis. Le livre, rapidement épuisé, fait l’objet de deux rééditions successives. Lors de la présentation, à la Kunsthalle de Rostock, la salle est trop petite pour accueillir tout le monde. La raison de ce succès tient largement au fait, que dépassant les frontières géographiques de la seule RDA, le livre embrassait des paysages qu’il convenait jusqu’alors de ne pas mentionner : le Holstein, la Westphalie etc. Le Volkslied contribua à faire ré-émerger la conscience d’une unité culturelle nationale, qui précéda la réunification politique. Ce n’est du reste pas un hasard si, pour la troisième édition, l’éditeur, estimant que l’origine géographique des chansons n’était pas totalement établie, exigea que celle-ci ne soit plus indiquée.

* 48 .Le folk revival allait connaître son apogée entre 1976 et 1982-1983. Puis le mouvement se fragmente et se diversifie. Quelques groupes persistent dans la tradition, avec, ici un programme « Heine », là un autre consacré aux chants de la révolution de 1848 ; d’autres en revanche se tournent vers l’accompagnement de danses populaires ou adoptent la forme cabaret. Certains chanteurs entendent faire passer un autre message, plus personnel. Ils se produisent alors en solo comme Stephan Krawczyk qui, accompagné musicalement par son ancienne formation, remporte en 1981 le grand prix de la chanson à Francfort sur l’Oder. Mais en 1985, ce même Stephan Krawczyk, qui a abandonné toute illusion sur la possibilité d’un socialisme réformé, se voit interdire l’accès aux scènes officielles et ne peut plus chanter que dans les églises. En 1988, après un bref séjour en prison, il est finalement expulsé de RDA et déchu de sa nationalité avec sa compagne Freia Klier.


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Bibliographie



Kirchenwitz, L. et Krüger F., Lieder und Leute. Die Singebewegung der FDJ, Berlin, Verlag Neues Leben, 1982.

Böning H., « Andere, bessere und stlieder. Burg Waldeck und die Neuenstehung des politischen Chansons », in Freitag (24), 4 juin 2004.

Brentano C., (éd.)Des Knaben Wunderhorn: Alte deutsche Lieder, Leipzig, Hesse, 1906.

Fein, G., Deutsche Volksstimme : Eine Sammlung Patriotischer Lieder, Liestal, Honegger, 1840.

Fries F. R., Der Weg nach Obliadooh, Francfort/M., Suhrkamp, 1966.

« Gegen Boogie-Woogie – für klassische und für Volksmusik », Die Tägliche Rundschau, 23 février 1950.

Heising E. et Römer S., Der Tanz im „künstlerischen Volksschaffen“ der DDR. Amateurbühnentanz – Volkstanz zum Mitmachen. Dt. Bundesverband Tanz e.V. Remscheid, 1994 (Inform. Z. Tanz, H. 21).

Kaiser, R. U., Das Songbuch, Paris, Ahrensburg, 1967.

Kant H., L’Amphithéâtre, (trad. Die Aula), Paris, Gallimard, 1970.

Kirchenwitz L., Folk, Chanson und Liedermacher in der DDR. Chronisten, Kritiker, Kaisergeburtstagssänger, Berlin, Dietz Verlag, 1993.

Leyn W., « Junge Leute machen Volksmusik », in Schlagermagazin 1983, Berlin, Lied der Zeit.

Meyer E. H., Musik im Zeitgeschehen, Berlin, Henschel, 1952.

MünsH., Niederdeutsches Liederbuch. Volkstümliche Lieder aus fünf Jahrhunderte, Rostock, Hinstorff, 1981.

Rollet H., Republikanisches Liederbuch, Leipzig, Naumburg, 1848.

Steinbiß F., Deutsch-Folk: Auf der Suche nach der verlorenen Tradition, Francfort/M., Fischer Taschenbuch Verlag, 1984.

Steinitz, W., Deutsche Volkslieder demokratischen Charakters aus sechs Jahrhunderten,Berlin, Akademie Verlag,t.1 (1954), t. 2 (1962).

Steinitz W., « Die volkskundliche Arbeit in der Deutschen Demokratischen Republik », in Studienmaterial für die Bildungs-und Erziehungsarbeit der Volkskunstgruppen, Berlin, sans éd., t.1, 1953.

Schmidt H. W., Uns geht die Sonne nicht unter, Cologne, Musikverlag Tonger, 1934.



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Notes



[1]. Littéralement : mouvement pour le chant. Impulsé par la FDJ, ce mouvement devait connaître un certain succès auprès des jeunes de RDA à la fin des années 1960 et dans les années 1970. Wolf Biermann qualifiera ces chanteurs, dont les textes étaient, il est vrai, le plus souvent à la gloire du socialisme de « Kaisergeburtstagssänger », de chantres au service du prince.

[2]. C’est à dire à ce qu’il est convenu d’appeler depuis le 19e siècle, la « Volkskunde ».

[3] . Beaucoup de ces chansons populaires figurent dans le recueil nazi Uns geht die Sonne nicht unter (pour nous le soleil ne se couche jamais).

[4] . Traduction :
« Brun noir est la noisette
Tout comme moi je le suis
Et comme doit l’être aussi ma mignonette
Exactement comme moi ».


[5]. Traduction :
« Oui, où sont-elles les chansons, nos vieilles chansons,…
Mortes elles sont, nos chansons, nos vieilles chansons,
Mises en miettes par les maîtres d’école,
Assassinées à la guitare par les culottes courtes,
Beuglées à tue-tête par les hordes brunes,
Piétinées dans la boue par les bottes des soldats ».


[6] . Kaiser, R. U. (ed.), Das Songbuch, Paris, Ahrensburg, 1967.

[7]. Édité en 1965, le roman paraîtra en 1970 chez Gallimard sous le titre L’Amphithéâtre.

{8]. Die deutsche Jugendbewegung (« le mouvement de jeunesse allemande ») est un terme collectif utilisé pour désigner un mouvement culturel et éducatif qui commence à partir de 1896 environ et qui est composé de nombreuses associations de jeunes qui se concentrent sur les activités en plein air. Le mouvement inclut le scoutisme allemand et le Wandervogel.

[9]. Wandervogel (ou « oiseaux migrateurs » en français) est le nom adopté par un mouvement populaire de jeunesse allemande apparu en 1895-6. Le mouvement prône un retour à la liberté de la nature afin d’échapper aux restrictions de la société moderne.

[10]. Le 23 février 1950, la Tägliche Rundschau, journal en allemand des autorités russes, publie un article qui était bien plus que la simple expression d’une opinion. Il devait se lire comme un programme : « Gegen Boogie-Woogie – für klassische und für Volksmusik » (« Contre le boogie-woogie – pour la musique classique et la musique populaire »). Pour le musicologue Ernst Hermann Meyer, les rythmes américains sont un poison « qui menace de chloroformer les consciences ouvrières », (Musik im Zeitgeschehen, Berlin, 1952, p. 162)

[11>. Les émissions favorites du grand public demeurent malgré tout celles de RIAS, la radio américaine de Berlin-Ouest : American patrol, Joe Chudac et son émission Are you listenin ? Le roman de Rudolf Fries Der Weg nach Obliadooh – interdit du temps de la RDA – en offre un bon témoignage. On y écoute plus volontiers Count Basie, Charlie Parker, Bud Powell, The Jazz Messengers que les nouvelles chansons de la FDJ.

[12]. Steinitz W., « Die volkskundliche Arbeit in der Deutschen Demokratischen Republik », in : Studienmaterial für die Bildungs-und Erziehungsarbeit der Volkskunstgruppen, Berlin, sans éd., 1953, tome 1, p. 34.

[13]. Dans presque tous les établissements d’enseignement supérieur, la Volkskunde a été proscrite.

[14]. Steinitz W., op. cit., p.5.

[15]. Édités par l’Akademie Verlag à Berlin. Le premier tome couvre la période allant de l’époque de la guerre des paysans au début du 9e siècle, le second celle de 1816 à 1933.

[16]. W. Steinitz eût certainement exclu de son corpus un chant comme « Lili Marleen ». Pourtant, l’histoire de sa réception, comme l’a si bien montré Fassbinder dans un film, en font bien, selon les critères de Steinitz, un « chant populaire ».

[17]. Il y est encouragé par l’exemple soviétique. En URSS en effet les recherches sur le « foklore ouvrier » sont fortement encouragées. Steinitz va donc recueillir beaucoup de chants qui reflètent la lutte du prolétariat depuis le 9e siècle et les chants de luttes révolutionnaires jusqu’au 20e siècle.

[18]. C’est à dire d’écrivains démocrates d’avant la révolution de 1848, auteurs de textes engagés.

[19]. Woody Guthrie et Pete Seeger avaient baptisé ainsi leurs réunions musicales hebdomadaires à New York dans les années cinquante.

[20]. Sans doute pas tout à fait avec les mêmes groupes, ici plutôt la Sands’ family, Ted Mackenna ou Jack Mitchell, là les Dubliners, les Fureys et Planxty.

[21]. Dans son projet de statut, le centre de Folklore de Mecklembourg se donne en 1978 pour mission « l’étude, la collecte et la conservation du folklore mecklembourgeois ». Il se fixe aussi comme objectif de « lutter de façon offensive contre le mauvais usage [Missbrauch] que l’impérialisme fait du folklore ».

[22]. Traduction :

[23]. « Le folklore fera toujours un élément précieux de notre patrimoine, mais il ne peut plus être un art vivant, productif ».

[24]. Le social-démocrate Friedrich Ebert en fit en 1920 l’hymne national allemand.

[25]. Traduction :
« Jamais dans cet État il n’y aura
De jours meilleurs et moins de peine
Dire ce qui est n’est pas permis,
Ce qui est mal n’est pas blâmable
Et à ces maux point de remède.

Oser dire comment les choses sont,
comment elles pourraient être,
C’est vouloir attenter à l’État,
Et tu finis, pauvre hère, au fin fond d’un cachot,
ainsi le veut sa gracieuse majesté. »


[26]. Traduction :
« Les pensées sont libres.
Qui peut les deviner ?
Elles s’enfuient comme des ombres la nuit,
personne ne peut les connaître,
nul chasseur ne peut les abattre.
Les pensées sont libres. »


[27]. Traduction :
« Je rêve d’une maison sans rimes ni notes
dont l’accès n’est à personne interdit
Toutes les portes sont ouvertes
Entre qui veut
les pensées sont libres ».


[28]. Traduction :
« Au diable les maîtres et les curés
Empereur, rois …..
Au diable ceux qui veulent commander

Car nous sommes tous des gens libres
Le monde nous appartient, c’est notre bien
Les choses sont bien ainsi. »


[29]. Traduction :
« Jean dans son trou
peut voyager comme il veut
là où il veut aller, il n’a pas le droit
là où il a le droit, il ne veut pas aller. »


[30]. Traduction :
« Jean dans son trou
Peut voter comme il veut
Celui qu’il élit, il ne le connaît pas
Et celui qu’il connaît, il ne l’élit pas. »


[31]. Traduction :
« C’est à Lübeck que j’ai commencé
C’est ensuite à Hambourg que j’ai voulu aller
La belle ville de Brême, cela fait longtemps que je l’ai vue
Car notre métier, il est foutu. »



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Biographie de l'auteur


Jean Mortier : Maître de conférences honoraires à L'Université Paris 8.
Rédacteur en chef de la revue "Connaissance de la RDA" (1982-90).
Spécialiste de la RDA, il est l'auteur de deux " Histoires de la RDA " et de nombreux articles en français et en allemand sur la société est-allemande, l'art et la culture de RDA et participe à de nombreux congès internationaux.
Il organisera en juin 2010 un colloque sur les arts plastiques en RDA, où d'éminents spécialistes allemands interviendront.


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Remarques


Cet article a été publié sur ce site avec l'aimable autorisation de l'auteur.


Il a été publié originairement dans la revue Cahiers du MIMMOC
Les références sont les suivantes :
Jean MORTIER (2010). "Le folk revival en RDA dans les années 1970-1980 : lieux de tradition et de contestation". Cahiers du MIMMOC - Mémoire, Identité, Marginalité dans le Monde Occidental Contemporain - Les Cahiers | Numéro 6 - Déc. 2010 | III - Des lieux de la tradition aux lieux de la contestation
http://09dev.edel.univ-poitiers.fr/cahiersdumimmoc/index.php?id=521

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