En cliquant sur les icones ci-dessous, retrouvez le Fonds RDA-Nouveaux Länder sur :
Facebook :
Del.i.cious :
Netvibes :
Cliquez sur les icones ci-dessous pour circuler dans la rubrique
Tous les artistes commençant par F
Les Arts :
Les Artistes
Les Artistes commençant par la lettre F : Wieland Förster
WIELAND FÖRSTER, SCULPTEUR ET ECRIVAIN.
UNE CARRIERE D'ARTISTE EN R.D.A.
Présentation de la Thèse de Madame Geneviève Cimaz
" Le travail que je vous présente aujourd'hui, au terme de ma carrière d'enseignant-chercheur, n'est pas le premier auquel je me sois mesurée. Ayant gagné une bourse aux Etats-Unis en terminale et ayant hésité entre une carrière de germaniste et une carrière d'angliciste, ayant été touchée par le phénomène de l'émigration que j'avais découvert en Amérique, j'avais d'abord choisi un sujet de thèse qui réponde à mes différentes interrogations, il s'agissait de l'image de l'Amérique dans la littérature allemande pendant la première moitié du XIXe siècle. Toute la phase de documentation a été passionnante, j'avais mis au point un plan de thèse satifaisant, et terminé un chapitre, ce qui m'a permis de devenir maitre-assistant, mais lorsqu'il a fallu envisager la mise en forme et la rédaction, l'heure de l'anniversaire de l'Indépendance américaine avait sonné et à ce moment-là plusieurs ouvrages excellents ont paru en Allemagne sur mon sujet. J'ai constaté qu'ils étaient le fruit d'une collaboration entre plusieurs chercheurs dont certains résidaient aux Etats-Unis et disposaient de documents indispensables auxquels j'aurais difficilement accès. En un mot, seule et loin des sources, je n'étais pas compétitive. J'ai continu‚ à m'intéresser au sujet, à utiliser ma compétence pour faire des comptes-rendus, mais j'ai renoncé à la thèse d'Etat sur le thème précité, d'autant plus facilement que l'enseignement à Paris IV offrait beaucoup d'intérêt et mobilisait mon énergie.
D'un autre côté j'avais commencé à apprendre le russe en hypokhâgne et sans que j'aie jamais adhéré au marxisme, l'expérience politique et sociale de l'U.R.S.S. me paraissait un des faits marquants de notre siècle. Comme je possédais l'allemand je pensais pouvoir comprendre en R.D.A. le fonctionnement d'un pays communiste. A partir de 1970 je m'y suis rendue fréquemment et lorsque le Centre Culturel de la R.D.A. a été créé à Paris j'ai assisté à bon nombre de ses manifestations. J'ai eu l'occasion de connaître ainsi des artistes de ce pays, de rencontrer personnellement Jurij Brezan, Christa Wolf et Wieland Förster. Sur l'invitation de W. Förster je lui ai rendu visite à Berlin, il m'a fait cadeau de ses livres, le journal de Tunisie, les Aperçus et je me rappelle avoir découvert dans un tramway brinquebalant de Berlin-Est, entre ma chambre à Niederschönhausen et la bibliothèque sous les Tilleuls, des textes qui ont retenu mon attention en raison du niveau de réflexion et de l'absence de concession au discours officiel de la R.D.A. J'ai commencé à réfléchir sur la position très particulière de cet artiste, un des vice-présidents de l'Académie, donc dans une certaine mesure artiste officiel dans une démocratie populaire, et en même temps un créateur et un esprit qui me paraissaient libres. Cela posait le problème, à partir d'un cas particulier, du statut de l'artiste dans un pays communiste. J'ai écrit un premier article sur le journal de Tunisie, un pays que je connaissais. Il a paru dans Connaissance de la RDA, puis en traduction dans Sinn und Form. J'ai fait une communication à un colloque à Amiens sur un second journal de voyage de W. Förster, le voyage à Kuks en Tchécoslovaquie, puis j'ai publié une analyse du journal Le Labyrinthe . Après la chute du Mur une recherche plus libre est devenue possible. Il n'existait en effet, comme ouvrage d'ensemble sur W. Förster, qu'une monographie d'excellente qualité, rédigée par Claude Keisch, aujourd'hui conservateur à la Nationalgalerie de Berlin, mais elle ne concernait que l'œuvre du sculpteur et elle datait de 1977. Une étude de l'œuvre de l'écrivain et des sculptures postérieures à 1977 restait à faire. J'ai décidé de m'y attaquer.
Le professeur Alain Faure, qui s'était intéressé et à l'histoire de l'art du XXe siècle et à la R.D.A., a accepté de diriger mon travail et nous avons retenu pour le sujet la formulation suivante : Wieland Förster, sculpteur et écrivain. Une carrière d'artiste en R.D.A. Les difficultés étaient réelles : s'agissant d'un artiste connu pour sa sculpture, mon absence de formation et de technicité en histoire de l'art me gênaient, cette carence m'a poussée à me limiter à une étude thématique de l'œuvre du sculpteur et à privilégier l'œuvre de l'écrivain, en tenant compte de la réception des travaux de W. Förster dans la presse de R.D.A. La personnalité de l'artiste n'était pas non plus sans embûches pour le biographe : W. Förster est un homme secret, de santé délicate, de caractère dont il dit lui-même qu'il est difficile, même si j'ai toujours apprécié sa courtoisie et son désir de me voir aboutir. En revanche, j'ai eu la chance qu'il me fournisse des clés pour la compréhension de son oeuvre, en particulier pour un récit Notices pour la survie (Notizen zum Weiterleben). Il m'a accordé en 1991 un long entretien, que j'ai reproduit en annexe et au cours duquel il ne s'est pas dérobé, même aux questions qui l'irritaient, telle celle où je lui demandais clairement s'il avait été membre du parti SED, car il lui semblait aberrant qu'on lui pose cette question, tant toute son oeuvre et son attitude manifestaient son indépendance. Nous avons eu plusieurs autres conversations, en particulier lors de mon séjour à Berlin en 1993. Sa femme Angelika Förster m'a beaucoup aidée dans mon travail en me fournissant depuis des années, avec autant de bonne grâce que de constance, des documents et des renseignements. Elle m'envoyait les programmes de toutes les expositions auxquelles Wieland Förster participait et me tenait au courant des parutions d'articles, d'interviews, des lectures publiques.
Travailler sur un contemporain est à cet égard une chance. Cela comporte également des limites, sur certains points j'étais réduite aux informations que W. Förster voulait bien me fournir. Je ne donnerai que deux exemples : premièrement après la réunification W. Förster s'est plaint d'exposer, certes beaucoup, mais de ne pas vendre. Je n'ai pu en savoir davantage. Deuxièmement : Angelika Förster m'a dit que Gauck, chargé des archives de la Stasi, avait tenu à rencontrer personnellement Wieland Förster. Ce qu'ils se sont dit, comme on ne me l'a pas révélé spontanément, je n'ai pas osé le demander car entre temps des relations d'amitié s'étaient nouées que je ne voulais pas compromettre par une indiscrétion. C'est pourquoi j'ai parlé dans ma conclusion de zones d'ombre et d'énigmes qui subsistent.
Mon propos était de suivre l'itinéraire individuel d'un artiste de la génération née au début des années trente, dont le destin a été particulièrement tourmenté, en dépit de "la grâce de la naissance tardive" que l'ex-chancelier Helmut Kohl avait évoquée en Israël. Cette génération était certes trop jeune pour être confrontée à un engagement politique compromettant, mais son enfance, son éducation se sont déroulées sous le nazisme, son adolescence a coïncidé à l'Est de l'Allemagne avec l'occupation soviétique. Il s'agissait d'analyser les traumatismes initiaux qui ont poussé Wieland Förster vers une vie d'artiste et ont nourri son œuvre. Comme j'ai tenté de le montrer, rien dans le mileu familial de W. Förster ne l'inclinait à pratiquer une discipline artistique. Son choix a été le fruit d'une expérience centrale qui se situe entre 1945 et 1950, le bombardement de Dresde et son arrestation pour port d'arme, à la suite d'une dénonciation, sa captivité à Dresde et à Bautzen et sa maladie, la tuberculose contractée en prison. Cet isolement, ce retrait forcé de la vie active est un élément que l'on retrouve souvent dans la genèse d'un artiste, songeons aux peintres Sam Francis ou Rebeyrolle ou aux écrivains Thomas Bernhard ou Alphonse Boudard. Des mois de confinement exacerbent la réflexion sur le sens de l'activité humaine et peuvent faire mûrir la conviction que seule la création artistique a un sens, pour peu que le malade ou le prisonnier dispose du talent requis. À ce retrait du monde s'ajoute, pour W. Förster, l'influence de codétenus plus âgés, plus expérimentés, plus instruits et qui l'initient au monde de la pensée et de l'esprit.
L'activité d'artiste, W. Förster choisit de l'exercer en R.D.A. Une question urgente et difficile, mais si importante que j'ai voulu la traiter d'emblée, était d'examiner pourquoi W. Förster n'avait pas quitté la R.D.A. afin de gagner la République Fédérale, comme tant d'autres, en particulier son condisciple aux Beaux-Arts de Dresde, Gerhard Richter. Comme le peintre Werner Tübke, également incarcéré après la guerre, W. Förster ne passe pas à l'Ouest, ni après sa libération, ni plus tard, tandis que l'écrivain Walter Kempowski, lui aussi incarcéré à Bautzen, quitte la R.D.A. définitivement à sa sortie de prison. Les deux choix étaient possibles. Après m'être intéressée aux émigrants, qui optaient pour la rupture, je me suis donc tournée vers un homme qui a préféré rester dans son pays. La question du pourquoi se posait de façon individuelle et la réponse n'était pas simple. W. Förster y apporte d'ailleurs plusieurs réponses successives : l'une est d'ordre personnel, c'est l'espoir, largement répandu à l'Est de l'Allemagne, que le régime autoritaire n'allait pas durer et d'autre part, chez W. Förster, la conviction qu'il avait une aspiration légitime à rester dans son pays d'origine, ce qu'il appelle en allemand un Heimatrecht. Il a évoqué en outre la volonté de ne pas se couper de sa mère qui souhaitait rester à Dresde. La réponse est également d'ordre professionnel : W. Förster voulait faire un art plutôt figuratif, seul apte, à son avis, à transmettre son message de défense de l'homme, de protestation contre la violence, or dans la R.F.A. de ses années de formation, dans les années cinquante, très influencées par les États-Unis, l'art abstrait, que certains critiques ont interprété depuis comme une fuite devant la confrontation avec le passé nazi, était triomphant. W. Förster avait la conviction que son art n'avait pas sa place en R.F.A. Il est persuadé en outre que pour un véritable artiste, le lieu où il crée est un facteur secondaire. Dans d'autres conversations privées après la chute du Mur, il ajoute que les artistes de l'Ouest, comme Bernhard Heiliger ne l'ont pas aidé, ne lui ont pas offert le poste qui lui aurait permis de vivre, compte tenu de sa mauvaise santé et nous avons expliqué dans la thèse que ce handicap paraît avoir pesé lourd dans le choix de rester en R.D.A. En R.D.A. on ne lui tient d'ailleurs nullement rigueur de ses années de prison. Une loi inspirée par le Ministre-Président Otto Grotewohl efface du casier judiciaire toute trace de condamnation sous le régime d'occupation et W. Förster pourra ainsi entreprendre des études aux Beaux-Arts. Comme à l'Ouest les Allemands de l'Est considèrent tacitement que les sanctions infligées par les vainqueurs doivent être oubliées. En revanche, comme les autres prisonniers sous l'occupation soviétique, W. Förster s'est engagé, lors de sa libération de Bautzen en 1950, à ne jamais parler de sa captivité. Il ne pourra briser ce silence qu'après la chute du Mur.
Une fois prise la décision d'être artiste en R.D.A., comment Wieland Förster allait-il acquérir le métier du sculpteur ? J'ai alors essayé de montrer que Dresde était depuis des siècles un lieu privilégié pour l'apprentissage d'un artiste, en raison de la riche tradition culturelle de la ville et de la qualité de l'École des Beaux-Arts et ce, malgré la pesanteur de l'esthétique stalinienne aux débuts de l'existence de la R.D.A. W. Förster a acquis auprès du sculpteur Walter Arnold un savoir-faire. Il a poursuivi sa formation à Berlin auprès d'un autre sculpteur célèbre en R.D.A., Fritz Cremer. Or ces maîtres avaient été formés à une autre école que celle du réalisme socialiste. L'institution de l'Académie à Berlin-Est permettait à de jeunes artistes de se perfectionner sans soucis matériels. Ils disposaient d'un atelier, bénéficiaient de l'enseignement, des conseils d'un artiste confirmé et de commandes de l'Etat. Ils devaient en retour une certaine docilité politique mais qui, dans le cas de W. Förster, n'allait pas jusqu'à l'inscription au SED, et ils devaient observer certains canons esthétiques, encore très contraignants dans les années soixante. Peu à peu W. Förster a pu élaborer son propre univers de formes, il a choisi, pourrait-on dire, une troisième voie entre abstraction et réalisme. Il sculpte les mêmes objets inlassablement, les corps souffrants pour s'en libérer, les corps épanouis des femmes formant contrepoids et il dessine nus et paysages sans personnages.
Parallèlement à son oeuvre de plasticien, W. Förster écrit des textes qui restent d'abord dans ses tiroirs, puis qui sont publiés à partir du moment où il est élu à l'Académie, en 1974. Je me suis interrogée sur les genres littéraires qu'il privilégie, le journal de voyage et la nouvelle. Le journal de voyage a une longue tradition, il s'agissait de montrer comment W. Förster l'utilise pour offrir une ouverture sur le monde à ses compatriotes, consignés à l'intérieur du bloc communiste, et parce que le genre laisse toute liberté d'exprimer les aspirations et les impressions de l'individu qu'il est avant tout. En outre le voyage à Rügen et le voyage à Kuks permettent de réhabiliter deux courants de l'histoire de l'art, frappés d'anathème sous le stalinisme, le Romantisme et le Baroque. Pour les nouvelles, j'ai relevé qu'elles étaient à ses yeux des tentatives, des essais de prose avant qu'il n'aborde un vaste ouvrage qui aurait été le roman de sa génération, un roman de formation et qu'il n'a pas réalisé jusqu'ici.
Bien que W. Förster ait eu le sentiment de créer une œuvre qui tienne peu compte de l'environnement immédiat, historique et culturel, j'ai pris le parti de replacer ses écrits dans leur contexte. Pour ses journaux de voyage, comme pour ses nouvelles, j'ai eu recours à des comparaisons avec des journaux de voyage et des récits écrits en R.D.A. dans les mêmes années par Franz Fühmann ou Günter Kunert, voyage en Hongrie pour Franz Fühmann, voyage aux États-Unis pour Günter Kunert. L'originalité de W. Förster consiste dans la pratique d'un genre mixte : le journal accompagné de dessins. J'ai cherché à souligner le caractère critique des œuvres de W. Förster. En effet, pour peu que la critique ne prenne pas une forme provocante ou agressive et si l'on considère que le lecteur de R.D.A. était habitué à lire entre les lignes, la littérature fait passer, à partir de l'arrivée de Honecker au pouvoir, un certain nombre de messages critiques. W. Förster ne s'en prive pas. Dans une société où le discours dominant prêche le collectivisme, il défend le droit de l'artiste à être avant tout un individu. A partir du voyage à Kuks il aborde tous les thèmes d'opposition que la presse ne traite pas en R.D.A., aussi bien la pollution dans les démocraties populaires par exemple que l'isolement croissant des individus dans toutes les sociétés industrielles. Les préoccupations de l'artiste occupent le premier plan dans le Labyrinthe. Dans ses nouvelles, les héros sont le plus souvent non des ouvriers mais des intellectuels, des artistes et ses figures féminines ne sont pas des femmes émancipées et heureuses de l'être, telles que les présentait la propagande officielle, mais des créatures mal à l'aise dans la société socialiste. Quant au volume d'essais et d'interviews, intitulé Aperçus, il formule un manifeste esthétique personnel, pour la sculpture comme pour l'écriture, que j'ai tenté de synthétiser. Ses œuvres traduisent les grandes préoccupations de la littérature allemande après 1945 : le poids de l'hitlérisme, une vision critique du monde, la quête d'une identité. Ce faisant, W. Förster remplit un des rôles de l'artiste qui est d'exercer un contre-pouvoir en rappelant la vérité et les traits permanents de la condition humaine.
À quel résultat suis-je parvenue ? Comme bien d'autres chercheurs, j'ai rapidement constaté qu'en dépit des contraintes, essentiellement la suspicion à l'égard des artistes, l'espionnage systématique de chacun qui pesait aussi sur Wieland Förster, le régime de la R.D.A. accordait un certain nombre d'avantages à ses artistes. Dès février 1946 Wilhelm Pieck, qui devait devenir en 1949 président de la R.D.A., posait dans un discours le double principe de la liberté et d'un soutien financier de l'Etat aux artistes et ce principe a été partiellement appliqué. Pour W. Förster cela a pris la forme de quelques commandes, puis de ses études à l'Académie, plus tard de son titre de professeur à l'Académie, avantages assortis d'émoluments modestes, mais appréciables dans un pays où le coût de la vie n'était pas élevé. À cela s'ajoutent des avantages en nature comme un appartement de grande taille au Prenzlauer Berg, le quartier des artistes de Berlin, dans un contexte de crise du logement, et la possibilité d'accéder à la propriété dans une maison du Brandebourg, de posséder une voiture confortable et de pouvoir voyager à l'étranger. W. Förster a utilisé relativement peu ce dernier privilège, refusé à la plupart de ses concitoyens, si ce n'est pour des déplacements professionnels, en liaison par exemple avec la préparation d'une exposition pour les peintres Hans Purrmann, ami de Matisse, ou Paul Eliasberg, artiste allemand d'origine russe, établi à Paris.
Avec les années les contraintes initiales dans le domaine esthétique, à savoir la nécessité de se conformer au modèe soviétique du réalisme socialiste, se font plus légères. S'il n'y a pas place pour l'art abstrait ni pour l'avant-garde, le concept de réalisme est devenu si lâche qu'il embrasse tous les styles et permet des formules libres et individualisées. Comme l'a montré l'exposition sur l'art des commandes à Berlin en 1995 les autorités culturelles de R.D.A. pratiquent toutefois avec les artistes la politique de la carotte et du bâton, attribuant ou refusant les subventions et les visas de sortie, donnant aux uns, refusant aux autres, pour semer dans le milieu artistique une zizanie profitable au Ministère de la Culture.
La position de W. Förster est trop bien établie pour qu'il souffre véritablement de cette semi-tyrannie, si bien qu'il s'est étonné lorsqu'après la chute du Mur un directeur de musée lui a demandé s'il allait enfin pouvoir créer librement. Il réfute la légende de la dictature artistique de l'Allemagne de l'Est. Tout en se réjouissant de la libéralisation apportée par la réunification et sans verser dans la nostalgie de la R.D.A., il est convaincu d'avoir pu faire la sculpture qu'il voulait profondément faire et pu écrire ce qu'il voulait écrire en R.D.A. En dépit des entraves, il lui a été possible d'accomplir son œuvre, d'exprimer la souffrance chez les hommes victimes de la cruauté et de l'arbitraire, l'épanouissement de la vie chez les femmes, de mettre l'être humain et son droit au bonheur au centre de sa création. C'est cette constante préoccupation que j'ai tenté de faire ressortir dans mon étude. Pour caractériser son style, j'ai évité d'utiliser le terme de réalisme, parce qu'il est trop imprécis et ne me paraît pas adéquat. Dans sa sculpture il est figuratif sans rien de naturaliste ou d'anecdotique, son écriture ne se réfère à aucun canon, à aucune école mais est le produit de sa sensibilité et de sa culture, d'un mélange de spontanéité et de travail, sous l'égide de modèles spirituels tels que Flaubert, Proust, Kafka.
J'aurais pu arrêter mon étude en 1990 mais le propos de mon travail m'a incitée à chercher à savoir comment un artiste comme W. Förster, qui estimait avoir préservé en R.D.A. sa liberté de création, avait vécu le "tournant" de la réunification. Dans un dernier chapitre j'ai essayé de montrer comment il vivait les données nouvelles et essentiellement, en l'espèce, la loi de la libre concurrence du marché de l'art. Là aussi, il convient de tirer un bilan nuancé. L'adaptation d'un homme de soixante-ans qui jouissait d'une position établie, en dépit des tracasseries, est psychologiquement difficile, mais W. Förster peut avoir la satisfaction de constater que l'estime dont il jouissait à Berlin-Est n'avait rien d'artificiel, puisqu'il l'a gardée dans l'Allemagne réunifiée. Après la chute du Mur il continue à exposer à l'Est comme à l'Ouest, même s'il n'a pas toujours un succès commercial. Il faut toutefois rappeler que le marché de l'art souffre dans les années quatre-vingt-dix, après les spéculations des années quatre-vingt, d'une décote et d'un certain marasme. En ce qui concerne ses publications, les maisons d'édition de l'ex-R.D.A., où il faisait paraître ses œuvres, ont presque toutes disparu. Néanmoins le succès ne l'a pas abandonné. Dans son cas la reconnaissance lui vient encore des autorités. On lui commande à Potsdam en 1995 un monument aux victimes du totalitarisme. Un éditeur lui a proposé de republier ses journaux de voyages. Pour faire le bilan de la réunification, il représente, dans une statue de 1998, la Nike 89 qui rappelle la victoire de Samothrace mais dont les ailes auraient subi l'épreuve du feu. Cette statue doit illustrer le fait qu'il n'y a pas de victoire, en l'occurrence la victoire de la liberté, sans sacrifice, la perte de la sécurité matérielle.
La chute du Mur ne conduit chez W. Förster à aucun changement dans le choix des thèmes ni dans le traitement des motifs. L'historien de l'art Hermann Raum estime qu'il en va de même pour les artistes les plus célèbres de la R.D.A. : Tübke, Heisig, Sitte, Mattheuer. Dans le cas de W. Förster le monument de Potsdam de 1995 s'intitule Victime comme certains des dessins et des sculptures des années soixante. Il est à noter que W. Förster quitte l'Académie de Berlin en 1991 pour devenir cofondateur de l'Académie des Beaux-Arts de Saxe en 1996, ce que l'on peut considérer comme un retour à ses origines, même s'il garde Berlin pour résidence et lieu de son travail. Il reçoit un prix important à Dresde au cours de cette même année 1996. Sa dernière grande exposition, qui s'est ouverte dans cette ville en septembre 1998, ira à Halle, puis sous une forme modifiée dans les anciens länder, à Aurich en Basse-Saxe, et aux Pays-Bas, à Groningue. Elle semble illustrer sa situation présente : sa réputation est bien ancrée dans les nouveaux länder, mais il est aussi reconnu dans les anciens länder et à l'étranger. Un certain retour à la figuration en R.F.A. dans les années soixante-dix a permis la convergence des visions des artistes de l'Est et de l'Ouest et préparé dans ce domaine la réunification.
Ce qui me paraît primer pour W. Förster, au-delà de ce grand bouleversement de la réunification, est donc la continuité, continuité de l'œuvre et continuité d'un succès discret mais solide. Même s'il s'intéresse au monde qui l'entoure, le politique n'est pas sa priorité. Dans le grand débat sur l'art engagé qui aura agité le monde artistique du XXe siècle, à travers les régimes, W. Förster défend l'autonomie de la création artistique et il pourrait faire siens ces mots que le peintre Oskar Schlemmer adressait à Goebbels dans une lettre du 25 avril 1933 : "Au fond de leur être les artistes sont apolitiques et doivent l'être parce que leur royaume n'est pas de ce monde. C'est toujours à l'humanité qu'ils pensent : à la totalité avec laquelle ils doivent rester liés." Ni militant, ni opposant, W. Förster a toujours cherché une voie individuelle dans la création artistique, au prix d'une grande prudence, comme aussi en Pologne les cinéastes Zanussi et Kieslowski. Son message est de nature plus esthétique et éthique que politique, il s'oppose à la violence, exalte la vie et le droit au bonheur. Ce choix n'était pas en contradiction avec l'idéologie proclamée de la R.D.A. si bien que, sans se soumettre aux directives du régime, W. Förster élaborait une œuvre qui était tolérable.
Si l'on tente enfin, pour conclure, de situer l'apport de W. Förster dans la grande tradition de l'art allemand, on peut dire qu'il pratique lui aussi un art dont la tonalité est grave, un art douloureux, et pour reprendre les termes de l'historien d'art Siegfried Gohr un "art de la blessure", un art qui en tout cas ne s'est pas dérobé au travail de deuil qu'impose le grand cataclysme de l'histoire allemande du XXe siècle. "
Geneviève Cimaz